La vente de la collection Raifé : l’organisation et le moment de la vente
Adolphe Raifé (1802-1860)1, amateur d’art passionné par l’archéologie et les sciences, voyage dans sa jeunesse à plusieurs reprises : d’abord en Grèce et à Istanbul en 18212, puis en Italie en 1824-18253 et entreprend enfin un vaste périple au début des années 1830 en visitant « successivement la Valachie, la Bulgarie, la Serbie, l’Albanie […] puis la Grèce, Constantinople, l’Asie Mineure, la Syrie et enfin l’Égypte »4.
Adolphe Raifé rapporte de ses voyages « de véritables trésors d’art, de numismatique et d’antiquités »5. Il initie donc la formation d’une collection qu’il n’aura de cesse d’enrichir dans les dernières années de sa vie. En effet, alors qu’il s’était définitivement installé à Paris à la suite de son dernier voyage et après être devenu veuf en 1849, il débute une seconde phase d’enrichissement de sa collection par l’achat d’antiquités très variées (fig. 1) auprès de marchands – aspect peu documenté de sa collection – et lors de ventes aux enchères.

Figure 1. Graphique des aires culturelles productrices des objets de la collection Raifé
Cet « archéologue » forme ainsi un cabinet riche d’antiquités dont la pérennité est remise en question par sa mort qui survient le 1er mars 18606. Comme souvent, la disparition du collectionneur entraîne la dispersion, par une vente aux enchères publique, de sa collection. Il faut ainsi s’interroger sur les modalités d’organisation d’une telle vente et sur son déroulé.
Les raisons de la vente : une vente après décès ou une vente volontaire ?
Il faut attendre sept ans pour que les objets de la collection d’Adolphe Raifé soient mis en vente. Cette durée interroge : pourquoi un tel délai entre sa mort et la vente ? À l’évidence, cette vente posthume n’est pas organisée dans le cadre de sa succession. De fait, Adolphe Raifé n’a qu’une fille, Antonine Adélaïde Eudoxie ; la succession est donc simple puisque ses biens ne doivent pas être divisés, cause récurrente des ventes7, et toute la collection est transmise à sa fille.
La vente des antiquités, précédée de celles des autres collections (1863 pour les livres, 1864 pour les estampes et dessins et 1867 pour les objets d’art et curiosités), ne répond donc pas à un impératif mais s’apparente plutôt à une vente volontaire, éventuellement gouvernée par le souhait de Gustave Gosset, son gendre, de se séparer de ces nombreux objets au profit de liquidités. La justification officielle est cependant toute autre puisque l’introduction du catalogue de vente indique :
« La menace du marteau des démolisseurs, suspendue maintenant sur la tête de tous les Parisiens (…) l’oblige [G. Gosset] à se séparer des collections que son goût et ses soins avaient faites siennes. »8
Ce serait donc le risque de la destruction de la maison du collectionneur, située à Paris rue de Lille, n°9, qui aurait conduit à la vente. Or le bâtiment existe toujours : les craintes exprimées dans cet extrait semblent ainsi ne pas avoir été fondées, ou du moins ne justifient pas exclusivement la dispersion de la collection.
Cette vente tardive soulève d’autres questions : même si l’ensemble est vendu en tant que collection formée par Adolphe Raifé, celle-ci a-t-elle été figée sept ans sans enrichissement ni vente ? C’est en tout cas ce que laisse entendre le catalogue : « M. Gosset, (…) amateur lui-même et appréciateur des richesses qu’il avait entre les mains, a conservé la collection intacte pendant plusieurs années »9.
L’organisation de la vente et ses acteurs officiels
Les antiques de la collection Raifé sont vendus du 18 au 23 mars 1867 sous le ministère de Me Delbergue-Cormont. Ce choix est cohérent avec la typologie des objets vendus puisqu’il est l’un des principaux commissaires-priseurs des ventes d’antiques dans les années 1850-1860, derrière Me Charles Pillet notamment. Il procède par exemple à la vente Récappé et à la vente Palin en 1859, ou encore la vente de monnaies de J. Gréau en 1867.
Habituellement, le rédacteur du catalogue n’est autre que l’expert, en l’occurrence les experts associés Rollin et Feuardent, omniprésents dans les ventes d’antiques et d’ailleurs dans la sphère de Me Delbergue-Cormont puisque ce dernier vend des antiques à la requête de Rollin en 1860. Or le catalogue de la vente est rédigé par l’historien et archéologue François Lenormant (1837-1883). Ce choix est original mais semble justifié dans l’introduction de l’ouvrage : Gustave Gosset s’adresse à l’érudit pour l’écriture du catalogue afin « qu’il pût y rester une trace durable de la réunion de monuments à laquelle M. Raifé avait consacré sa vie »10. Ce serait donc pour avoir non seulement un catalogue de vente mais un véritable ouvrage rendant hommage à la collection d’Adolphe Raifé que François Lenormant a été choisi. Si l’argument est sans doute vrai, d’autres raisons pourraient motiver ce choix.
Bien que cela soit encore rare dans les années 1860, le catalogue de la vente est illustré et constitue pour cette raison un jalon important de l’évolution des catalogues au XIXe siècle. Douze gravures sur bois de l’artiste Adrien Féart (1813-1879) reproduisent ainsi certaines des œuvres de la collection11 jugées importantes par l’auteur, permettant ainsi une publicité accrue des antiquités mises aux enchères.
Le déroulé de la vente : l’organisation des vacations
Le procès-verbal de la vente, conservé aux Archives de Paris, constitue une source majeure permettant de déterminer l’ordre exact des objets mis aux enchères, tant les lots catalogués que non catalogués12. Sans doute pour des raisons d’organisation, mais aussi afin de dynamiser la vente et éviter toute monotonie, le commissaire-priseur ne suit pas les lots dans l’ordre du catalogue. Il en respecte toutefois globalement les thèmes en vendant, ainsi que le catalogue l’annonce, des typologies spécifiques à chaque vacation (fig. 2).

Figure 2. Ordre des vacations de la vente Raifé
Cette organisation permet également au commissaire-priseur de vendre les lots les plus attendus en milieu de vacation, afin que les enchérisseurs aient déjà pu acheter quelques lots mais qu’il leur reste des fonds disponibles13. L’officier ministériel use donc de stratégies pour augmenter au mieux le produit de la vente dont seulement 10,25% des lots dépassent 100 francs. La vacation qui illustre le plus ce phénomène est celle du 19 mars 1867 (fig. 3).

Figure 3. Évolution des prix d’adjudication en francs lors de la vacation du 19 mars 1867
En effet, cette journée est marquée par l’adjudication d’un papyrus exceptionnel du règne de Ramsès II à un prix très important (2510 francs)14 qui en fait le lot le plus cher de la collection d’antiques, loin devant le deuxième objet, une statuette étrusque en bronze adjugée 1000 francs15. Le papyrus (fig. 4) entre dans les collections du musée du Louvre par un don de Gustave Gosset au moment de la vente16.

Figure 4. Papyrus Raifé : poème de Pentaour, E 4892.
© 2016 Musée du Louvre, Dist. GrandPalaisRmn / Hervé Lewandowski.
Les acteurs privés : une diversité de profils
Les adjudicataires de la vente Raifé illustrent la diversité des acheteurs rencontrés dans les ventes d’antiques du XIXe siècle. Les marchands, tout d’abord, sont les plus nombreux en termes de nombre de lots acquis. Ils sont dominés dans cette vente par la figure hégémonique de Claude Camille Rollin (1813-1883). Des collectionneurs bien connus, ensuite, se portent acquéreur d’une part importante de la collection. Certains acquièrent quelques lots très chers, à l’instar de Louis de Clercq (1837-1901) – 17 objets pour 4113 francs –, tandis que d’autres achètent un nombre conséquent d’objets à bas prix ; c’est le cas d’Arnold Morel-Fatio (1813-1887) – environ 153 objets pour 1165 francs. D’autres adjudicataires ont une manière de collectionner intermédiaire : Jules Rousset Bey achète ainsi 22 lots pour 683 francs.
Enfin, des amateurs ponctuels et méconnus achètent quelques objets mais sont, pour la vente Raifé, rarement identifiés.
La présence des musées
Les antiques de la collection Raifé sont désormais conservés dans des collections privées et dans de nombreux musées à travers le monde. Pour autant, la plupart des musées ont acquis des œuvres de cette collection des années après la vente, auprès de marchands ou à l’occasion de dispersions d’ensembles formés par d’autres collectionneurs.

Figure 5. La répartition de la collection Raifé dans les musées. Carte du monde annotée par l’auteur.
© Google Maps
Lors de la vente Raifé, seul le Louvre est assurément représenté, par l’intermédiaire du conservateur des antiquités égyptiennes Emmanuel de Rougé (1811-1872). Il est présent au moins lors des deux premières vacations, autrement dit celles durant lesquelles le Louvre se porte acquéreur de lots d’antiquités égyptiennes, mais aussi à la dernière, lorsque le Louvre achète un miroir que le procès-verbal dit non catalogué mais qui pourrait être le n°35017. Le Louvre achète directement à la vente 15 objets pour 964 francs.
Le British Museum n’achète pas directement à la vente, du moins pas en son nom, mais le marchand Rollin pourrait avoir joué le rôle d’intermédiaire puisque le musée britannique se porte acquéreur dès le 21 mars 1867 de neuf lots égyptiens provenant de la vente18. Fait notable, le musée du Louvre et le British Museum achètent donc exclusivement des antiquités égyptiennes lors de la vente Raifé.
En revanche, la Bibliothèque impériale n’achète aucun lot. Nous ignorons si un représentant de l’institution était présent dans la salle lors des enchères mais l’absence d’achat doit être soulignée puisque le Cabinet des Médailles achète pourtant dans de nombreuses ventes dans les années 1850-1860, y compris dans des ventes de Me Delbergue-Cormont19.
Ainsi, les musées sont relativement peu présents à cette vente et, lorsqu’ils le sont, n’acquièrent que des antiques égyptiens alors même que d’importantes antiquités grecques et orientales sont vendues. Ces quelques éléments indiquent que la vente Raifé n’est en définitive qu’une vente d’antiques parmi de nombreuses autres qui ont lieu dans les années 1860, raison pour laquelle les institutions muséales y achètent peu tandis que les marchands et les collectionneurs privés sont les principaux adjudicataires. C’est par l’intermédiaire de ces propriétaires ultérieurs que les musées se sont finalement enrichis de dizaines d’objets provenant de l’ancienne collection d’Adolphe Raifé.
Conclusion : quelle postérité pour cette vente ?
La vente des monnaies, médailles et antiques de la collection Raifé produit 41 404 francs. Bien que mentionnée ponctuellement dans des articles de presse en 1867, cette vente passe relativement inaperçue dans l’actualité artistique de son temps et semble être une vente parmi tant d’autres plutôt qu’un évènement exceptionnel permis par la dispersion d’une importante collection. Elle est discrète, à l’image du collectionneur qui montrait peu son cabinet aux autres amateurs et scientifiques20.
Rares sont les articles qui font le compte-rendu de la vente, plus rares encore sont les publications qui l’évoquent depuis la fin du XIXe siècle. Seules quelques mentions éparses, majoritairement pour indiquer la provenance d’un objet, jalonnent la littérature récente. Autrement dit, la vente de la collection Raifé et son héritage n’avaient jusqu’alors pas été étudiés alors même qu’ils révèlent de nombreux mécanismes du fonctionnement du marché de l’art et des antiques des années 1860.
Paul Lavieille
- Cet article s’inscrit dans la continuité de recherches sur Adolphe Raifé menées dans le cadre d’un mémoire d’étude de l’École du Louvre, soutenu en 2024 sous la direction de Mme Cécile Colonna et M. Morgan Belzic. [↩]
- Lenormant, François, Description des Antiquités égyptiennes, babyloniennes, assyriennes, mèdes, Perses, phéniciennes, grecques, romaines, étrusques et américaines composant la collection de feu M. A. Raifé, 1867, p. V. [↩]
- Lenormant, François, Description des Antiquités égyptiennes, babyloniennes, assyriennes, mèdes, Perses, phéniciennes, grecques, romaines, étrusques et américaines composant la collection de feu M. A. Raifé, 1867, p. VI. [↩]
- Lenormant, François, Description des Antiquités égyptiennes, babyloniennes, assyriennes, mèdes, Perses, phéniciennes, grecques, romaines, étrusques et américaines composant la collection de feu M. A. Raifé, 1867, p. VI. [↩]
- Tross, Edwin, Catalogue de vente des livres de Raifé, du 15 à 19 décembre 1863, Paris, 1863, p. VI. [↩]
- Archives de Paris, V4E 772 – Acte de décès d’Adolphe Raifé, n°351. [↩]
- Des ventes après décès contenant des antiques parcourent le siècle, telles que la vente Durand (1836), la vente Clarac (1847), la vente Paravey (1879) ou encore la vente Tyszkiewicz (1898). [↩]
- Lenormant, François, Description des Antiquités égyptiennes, babyloniennes, assyriennes, mèdes, Perses, phéniciennes, grecques, romaines, étrusques et américaines composant la collection de feu M. A. Raifé, 1867, p. VIII. [↩]
- Lenormant, François, Description des Antiquités égyptiennes, babyloniennes, assyriennes, mèdes, Perses, phéniciennes, grecques, romaines, étrusques et américaines composant la collection de feu M. A. Raifé, 1867, p. VIII. [↩]
- Lenormant, François, Description des Antiquités égyptiennes, babyloniennes, assyriennes, mèdes, Perses, phéniciennes, grecques, romaines, étrusques et américaines composant la collection de feu M. A. Raifé, 1867, p. VIII. [↩]
- Fillonneau, Ernest, « Collection A. Raifé », Moniteur des arts, 8 mars 1867, p. 2. [↩]
- Archives de Paris, D60E3 17 – Procès-verbal de la vente Raifé de mars 1867. [↩]
- Rouge-Ducos, Isabelle, Le crieur et le marteau, histoire des commissaires-priseurs de Paris (1801-1945), 2013, p. 86. [↩]
- Paris, musée du Louvre, E 4892. [↩]
- Il s’agit du n°874 du catalogue, reproduit p. 110. [↩]
- Gustave Gosset pourrait avoir racheté le papyrus par l’intermédiaire d’un prête-nom lors de la vente, tout en ayant pris la décision d’en faire don avant même la vente, à la suite d’échanges avec les conservateurs du musée du Louvre. [↩]
- Paris, musée du Louvre, E 4891. [↩]
- Londres, British Museum, numéros 1867,0321.1 à 1867,0321.9. [↩]
- BnF, Département des monnaies, médailles et antiques, Registres d’acquisitions des collections patrimoniales. Registre E. Acquisitions (1857-1868). [↩]
- Lenormant, François, Description des Antiquités égyptiennes, babyloniennes, assyriennes, mèdes, Perses, phéniciennes, grecques, romaines, étrusques et américaines composant la collection de feu M. A. Raifé, 1867, p. VII. Adolphe Raifé ouvrait néanmoins parfois son cabinet aux autres amateurs (Gru, Eugène, « Revue parisienne », Le Foyer, p. 6.). [↩]
OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Paul Lavieille (25 février 2025). La vente de la collection Raifé : l’organisation et le moment de la vente. Les ventes d'antiques en France au XIXe siècle. Consulté le 12 mai 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/13eqb